J'ai eu très récemment
l'honneur (ou la chance, c'est selon) d'être invité au salon Laval virtual pour y parler de serious game. Une présentation un peu « au
pied levé » sur un domaine qui est plus dans ma spécialité
d'enseignement (je donne un cours sur le serious game dans la
communication depuis quelques années) que de recherche (plus centrée
sur la question du récit interactif, même si j'applique ce dernier
aux jeux, sérieux ou non). Ce fut en tout cas l'occasion pour moi de
remettre en forme certaines idées sur le sujet, et d'échanger avec
les participants au salon sur la question. Voici donc pour mémoire
une forme de résumé de mon intervention, amélioré suite aux
retours et discussions qui ont suivi.
Le serious game est
clairement un domaine à la mode : depuis quelques années on
voit fleurir des projets aux budgets non négligeables sur le sujet,
et des sociétés entières se sont créées exprès pour répondre à
la demande d'entreprises, d'organismes ou d'établissements
d'enseignement en matière de jeux sérieux. Le hic, c'est que comme
tout domaine à la fois récent et en vue, il se trouve confronté à
quelques soucis de définition. D'une part parce que la communauté
n'a pas forcément eu le temps d'en étudier et formaliser tous les
aspects (dont certains n'apparaissent que dans la durée) et d'autre
part parce comme pour tout « club à la mode », beaucoup
d'intervenants ont intérêt à tirer et déformer la définition
dans leur sens, histoire d'en être. On y trouve donc pêle-mêle des
jeux éducatifs, des jeux publicitaires, des simulateurs
d’entraînement, ou encore des jeux visant à changer la face du
monde réel (comme Fold It ou
les expérimentations de Jane
McGonigal).
Parmi l'ensemble des
définitions existantes, on peut trouver celles fournies sur le
site du ministère de l'éducation nationale créé sur le sujet.
Lors des discussions d'hier, la définition qui est finalement
ressortie fut celle donnée
par David Michaël et Sande Chen en 2005, à savoir qu'un serious
game est un jeu dont la finalité première est autre chose que le
divertissement. Cette définition laisse certaines questions en
suspens (parle-t-on de la finalité du joueur ou de celle du
concepteur du jeu ? Et ne peut-on pas en extrapolant appliquer
cette définition à tout jeu du commerce, la finalité de conception
de ce dernier étant après tout d'être vendu) mais répond de façon
plutôt satisfaisante à la vision actuelle que l'on a du domaine, et
permet d'y retrouver tous les serious game existant. Dans les
domaines qui m'intéressent le plus, à savoir l'enseignement et la
communication, j'ai donc tendance à restreindre cette définition à
celle d'un « jeu conçu dans le but de transmettre un message
(éducatif, publicitaire, de sensibilisation, de propagande, etc.) au
joueur ». Cette définition présente aussi un problème (elle
met de coté des jeux comme Fold It par exemple) mais me permet de
cerner plus précisément les enjeux qu'il y a derrière cette
sous-catégorie de jeux sérieux.
Il faut bien comprendre
que TOUS les jeux transmettent un message à leurs joueurs et leur
enseignent quelque chose. Chaque jeu, même le plus simple, transmet
par ses mécanismes, sa présentation et son histoire certaines idées
et pousse le joueur à acquérir certaines compétences et progresser
pour le maîtriser. Dans le cadre des jeux vidéo, nous savons depuis
longtemps que certains jeux aident à développer la coordination
œil-main, que d'autres développent la perception, ou le sens
stratégique, etc. La différence entre un jeu « normal »
et un jeu « sérieux » est que dans le premier cas, la
transmission du message et l'apprentissage sont des effets
secondaires de la pratique du jeu, mais pas une finalité. Le joueur
joue pour s'amuser et le concepteur du jeu a à cœur de vendre
son jeu au plus large public possible divertir le joueur et
lui faire passer un bon moment. A contrario, dans un jeu sérieux, la
finalité du jeu, du point de vue du concepteur, est bel est bien la
transmission d'un message ou d'une connaissance au joueur.
Mais je dis bien « du
point de vue du concepteur », car du point de vue du joueur, un
serious game reste et doit avant toute chose rester un jeu. Quelque
soit votre message, si vous présumez que l'acquisition du message
est la motivation du joueur, alors vous passez à coté de ce qu'est
le serious game. Un individu qui souhaite apprendre ou maîtriser un
domaine particulier aura généralement plus tendance à chercher
cette connaissance auprès d'un enseignant ou dans un livre ou site
web que d'aller télécharger un jeu abordant la notion. Et dans un
contexte de communication autre que l'enseignement c'est encore plus
flagrant : non, un joueur ne va pas jouer à votre nouveau
serious game parce qu'il a une envie folle de connaître votre
catalogue produit et vos slogans. Le joueur joue pour jouer, la
transmission à travers le jeu reste pour lui un effet secondaire,
pas sa motivation.
Dans Les
jeux et les hommes, Roger Caillois avait très bien défini
ce qu'est un jeu du point de vue du joueur, en tant qu'activité
(bien activité, pas objet, il faut distinguer le jeu de l'accessoire
– matériel ou logiciel – qui le rend possible) satisfaisant 6
propriétés essentielles : la liberté (le joueur joue parce
qu'il en a envie, pas parce qu'on le force), la séparation (le jeu
n'a pas d'incidence sur le monde réel, ce qui laisse loisir au
joueur d'explorer et de se tromper sans craindre les conséquences de
son erreur), l'incertitude (le résultat du jeu n'est pas connu à
l'avance), la non-productivité (le jeu se suffit à lui-même, le
joueur joue uniquement pour le divertissement que cela lui procure,
pas pour « gagner » quelque chose de réel), la
régulation (le jeu fonctionne selon des règles convenues entre les
joueurs ou que le joueur s'impose à lui-même) et la fiction (le jeu
permet prend place dans un imaginaire fictif). Dans le cadre des
serious games, il faut retenir l'importance de la liberté et de la
non-productivité : le joueur ne jouera que parce qu'il en a
envie (pas parce qu'un enseignant lui dit de joueur pour apprendre,
pas parce qu'un parent imposera le jeu comme un cahier de vacances,
pas parce qu'un supérieur lui ordonne de jouer pour se former à un
nouveau produit) et ne jouera que dans le but de se divertir.
Présumer d'une autre intention de la part du joueur, c'est se
tromper d'outil. Ce n'est plus faire du serious game mais de l'EIAH.
Ce n'est pas un drame en soi (le serious game est un outil, pas une
finalité, et vous pouvez considérer qu'un autre outil convient
mieux à votre objectif de transmission d'information) mais cela
change le mode de fonctionnement à mettre en place et les résultats
à espérer. Pour qu'un serious game fonctionne, il va falloir que le
joueur joue le plus possible, et pour qu'il joue le plus possible, il
va falloir lui donner ce qu'il attend en tant que joueur, pas
apprenant.
Reste à identifier ce
que va attendre le joueur, d'une part en termes d'univers graphique
et sonore (la présentation est importante, elle parle à
l'imaginaire du joueur) et d'autre part en termes de dynamiques de
jeu mises en place. Ron Edwards, auteur de jeux indépendants et
créateur de The Forge,
avait
catégorisé il y a quelques années les attentes des joueurs
selon 3 catégories : ludiques, narratives, et de simulation
(catégories reprises également par M.J. Young dans certains
articles, ce qui me pousse parfois à mélanger les deux).
Les joueurs à attentes
ludiques jouent avant tout pour le gameplay. Ils attendent des
mécaniques bien rodées et pensées, simple à prendre en main mais
offrant de la profondeur stratégique. Ces joueurs sont
particulièrement attentifs aux aspects compétitifs du jeu, au
scoring et à son équité. Ce sont typiquement des joueurs d'échecs,
de Starcraft 2 ou de jeux de plate-forme estampillés Mario. C'est
d'ailleurs la catégorie de joueurs principale que l'ont retrouve
chez les superplayers.
Les joueurs à attentes
narratives vont eux plus s'intéresser au dépaysement que procure le
jeu et surtout à la capacité de celui-ci de leur raconter une
histoire et de les émouvoir. Ces joueurs vont s'intéresser au
scénario, à la profondeur des personnages, aux développements et
aux choix offerts. Au-delà du plaisir ludique, ils envisagent avant
tout le jeu comme un media leur permettant de vivre une histoire en
bénéficiant d'une immersion particulière, soit en interprétant le
protagoniste, soit en évoluant au plus proche de ce dernier. Ces
joueurs vont le plus souvent s'intéresser à des jeux de rôle,
comme The Witcher 2 ou Skyrim, ou des jeux à vocation narrative
forte, comme Heavy Rain ou The Walking Dead.
Finalement, les joueurs
férus de simulation cherchent eux des jeux aux mécaniques fines
certes, mais plus dédiées à la mise en place d'une immersion « au
plus proche du réel » que d'une expérience compétitive. Ces
joueurs veulent avant tout une expérience « réaliste »
(si tant est que la notion de réalisme puisse vraiment s'appliquer
au domaine vidéoludique). Ces joueurs sont prêts à jouer à des
jeux déséquilibrés et à supporter des phases de jeu parfois
ennuyeuses si elles correspondent à la réalité de l'univers
reproduit dans le jeu. Ce sont typiquement des joueurs de Flight
Simulator.
La bonne nouvelle avec
ces catégories, c'est qu'elles permettent de se faire une idée de
ce que peuvent attendre des joueurs. La mauvaise nouvelle, c'est que
tous les joueurs que vous ciblez ne vont pas avoir les mêmes
attentes, et que l'on ne peut pas savoir par défaut si un de ces
trois axes correspondra plus qu'un autre à votre cible. En la
matière, il faut bien convenir d'une part que sérieux ou non, il
n'existe aucun jeu « universel » qui plaise à tous les
joueurs et d'autre part, il est tout à fait possible que votre
public cible ne soit corrélé à aucun de ces 3 grands axes. Tout ce
que l'on peut vous conseiller en la matière, c'est de mener une
étude préalable pour essayer de cerner les attentes de vos joueurs,
ou par défaut croiser les doigts. Et n'espérez même pas faire un
jeu qui équilibre les 3 axes : ce Saint-Graal vidéoludique
n'existe pas, et tout ce que vous obtiendrez en suivant cette voie
c'est une vague soupe au mieux médiocre sur tous les aspects, et
l'on sait depuis longtemps que dans l'océan de jeux déferlant
chaque année, les joueurs n'ont pas de temps pour s'intéresser à
ceux qui sont simplement médiocres, même si gratuits.
Une fois ces attentes
identifiées, charge à vous de savoir comment les satisfaire. Il
existe dans chacun des domaines des outils pour bien concevoir un jeu
et le valider (par exemple pour un jeu mettant l'accent sur les
mécaniques ludiques et la compétition, vous ne vous en sortirez pas
sans faire un peu de théorie des jeux, ne serait-ce que pour
vérifier l'absence de stratégies dominantes). En tant que chercheur
en récit interactif (et joueur ayant un profil plutôt « narratif »)
je m'intéresse plus particulièrement aux structures de récit que
l'on peut mettre en place à l'intérieur de jeux vidéos, et j'ai un
faible affirmé pour le Périple
du Héros. Cette structure de récit initiatique, mise à jour
par J. Campbell, a l'avantage de porter en son cœur les bases
nécessaires pour appuyer une expérience éducative, tant elle est
centrée sur l'idée de progression et d'apprentissage du héros au
travers de sa quête.
Ensuite, l'étape
suivante, c'est de délivrer efficacement votre message au joueur, et
là encore ce n'est pas toujours gagné. Il faut en effet non
seulement s'assurer que le message sera bien délivré par le jeu,
mais surtout s'assurer que ce soit bien le bon message qui soit
délivré, et qu'il soit assimilé. Et un serious game, ce n'est pas
un jeu dans lequel on ajoute un message. Dans le contexte d'un
serious game, le jeu tout entier EST le message, et celui-ci doit
ressortir dans chaque aspect du jeu (ses graphismes, ses sons, mais
aussi ses mécanismes). Sous-estimer l'impact du gameplay même du
jeu dans la transmission du message, c'est risquer de travailler à
contre-sens et ruiner ainsi tous ses efforts.
Imaginons par exemple que
vous conceviez un serious game sur la gestion d'établissement
d'enseignement, pour vanter auprès de futurs étudiants la façon
dont toute l'équipe pédagogique est au service de leur réussite.
Vous aurez beau seriner votre message sur tous les tons, s'il
apparaît que la meilleure stratégie dans votre jeu pour créer un
établissement prospère est de licencier l'essentiel des
enseignants, ne pas faire faire le ménage dans les salles et laisser
les étudiants payer des frais d'inscription exorbitants pour
finalement ne leur donner que quelques cours de seconde zone, vous
pouvez être sur que les joueurs finiront par s'en rendre compte et
que votre message sera complètement ruiné (et potentiellement votre
établissement aussi, qui s'attirera une mauvaise réputation du même
coup). Donc pensez bien votre message, et veillez à ce que votre jeu
le transmette bien et ne le ruine pas par des mécaniques mal
pensées.
Pour ce qui est de son
assimilation, il faudra là encore voir en fonction du public que
vous ciblez à quel point vous montrer subtil ou non. Clairement si
vous travaillez trop en subtilité, vous courez le risque qu'une
grande partie du public ne voit même pas le message et donc passe à
coté de votre objectif. A contrario, si votre message est trop
évident, vos joueurs risquent de le voir venir de très loin et donc
de se fermer. Sans avoir là non plus de recette miracle (ce serait
trop facile sinon), il faut garder à l'esprit qu'en tant que
territoire d'expérimentation libre du joueur (rappelez-vous de
l'aspect « séparé » du jeu selon Caillois), ce dernier
favorise fortement les approches constructivistes par rapport aux
modes de transmission plus directes. Le joueur devrait bien mieux
assimiler le message s'il le reconstruit lui-même mentalement en
jouant que si vous le lui délivrez de façon directe.
En définitive, il y a 3
grandes notions à retenir pour la conception d'un serious game :
vous devez donner au joueur ce qu'il veut, à savoir du loisir, pour
obtenir son attention, vous devez veiller à bien lui transmettre le
bon message sans vous contredire vous-même, et la subtilité dans la
transmission ne fait jamais de mal.
Et de temps en temps,
mener une évaluation sur l'efficacité réelle d'un jeu donné ne
peut pas faire de mal. Parce que là encore c'est malheureux à dire,
mais trop souvent des jeux sont mis en place sans avoir au final de
réel évaluation sur l'imprégnation du message délivré auprès du
public.
Je remercie au passage
Nicolas Conil, de KTM Advance, qui a fait de son coté une
présentation très intéressante sur la pédagogie dans le serious
game, ainsi que Sylvie Allouche (Université de Bristol), Camille
Barot et Kevin Carpentier (Université de Technologie de Compiègne
tous deux) pour les discussions qui ont eu lieu suite à cette
intervention. Et je remercie grandement Domitile Lourdeaux (de
l'Université de Technologie de Compiègne aussi) pour son invitation
à cette conférence.