jeudi 21 mars 2013

Why so serious ?


J'ai eu très récemment l'honneur (ou la chance, c'est selon) d'être invité au salon Laval virtual pour y parler de serious game. Une présentation un peu « au pied levé » sur un domaine qui est plus dans ma spécialité d'enseignement (je donne un cours sur le serious game dans la communication depuis quelques années) que de recherche (plus centrée sur la question du récit interactif, même si j'applique ce dernier aux jeux, sérieux ou non). Ce fut en tout cas l'occasion pour moi de remettre en forme certaines idées sur le sujet, et d'échanger avec les participants au salon sur la question. Voici donc pour mémoire une forme de résumé de mon intervention, amélioré suite aux retours et discussions qui ont suivi.

Le serious game est clairement un domaine à la mode : depuis quelques années on voit fleurir des projets aux budgets non négligeables sur le sujet, et des sociétés entières se sont créées exprès pour répondre à la demande d'entreprises, d'organismes ou d'établissements d'enseignement en matière de jeux sérieux. Le hic, c'est que comme tout domaine à la fois récent et en vue, il se trouve confronté à quelques soucis de définition. D'une part parce que la communauté n'a pas forcément eu le temps d'en étudier et formaliser tous les aspects (dont certains n'apparaissent que dans la durée) et d'autre part parce comme pour tout « club à la mode », beaucoup d'intervenants ont intérêt à tirer et déformer la définition dans leur sens, histoire d'en être. On y trouve donc pêle-mêle des jeux éducatifs, des jeux publicitaires, des simulateurs d’entraînement, ou encore des jeux visant à changer la face du monde réel (comme Fold It ou les expérimentations de Jane McGonigal).

Parmi l'ensemble des définitions existantes, on peut trouver celles fournies sur le site du ministère de l'éducation nationale créé sur le sujet. Lors des discussions d'hier, la définition qui est finalement ressortie fut celle donnée par David Michaël et Sande Chen en 2005, à savoir qu'un serious game est un jeu dont la finalité première est autre chose que le divertissement. Cette définition laisse certaines questions en suspens (parle-t-on de la finalité du joueur ou de celle du concepteur du jeu ? Et ne peut-on pas en extrapolant appliquer cette définition à tout jeu du commerce, la finalité de conception de ce dernier étant après tout d'être vendu) mais répond de façon plutôt satisfaisante à la vision actuelle que l'on a du domaine, et permet d'y retrouver tous les serious game existant. Dans les domaines qui m'intéressent le plus, à savoir l'enseignement et la communication, j'ai donc tendance à restreindre cette définition à celle d'un « jeu conçu dans le but de transmettre un message (éducatif, publicitaire, de sensibilisation, de propagande, etc.) au joueur ». Cette définition présente aussi un problème (elle met de coté des jeux comme Fold It par exemple) mais me permet de cerner plus précisément les enjeux qu'il y a derrière cette sous-catégorie de jeux sérieux.

Il faut bien comprendre que TOUS les jeux transmettent un message à leurs joueurs et leur enseignent quelque chose. Chaque jeu, même le plus simple, transmet par ses mécanismes, sa présentation et son histoire certaines idées et pousse le joueur à acquérir certaines compétences et progresser pour le maîtriser. Dans le cadre des jeux vidéo, nous savons depuis longtemps que certains jeux aident à développer la coordination œil-main, que d'autres développent la perception, ou le sens stratégique, etc. La différence entre un jeu « normal » et un jeu « sérieux » est que dans le premier cas, la transmission du message et l'apprentissage sont des effets secondaires de la pratique du jeu, mais pas une finalité. Le joueur joue pour s'amuser et le concepteur du jeu a à cœur de vendre son jeu au plus large public possible divertir le joueur et lui faire passer un bon moment. A contrario, dans un jeu sérieux, la finalité du jeu, du point de vue du concepteur, est bel est bien la transmission d'un message ou d'une connaissance au joueur.

Mais je dis bien « du point de vue du concepteur », car du point de vue du joueur, un serious game reste et doit avant toute chose rester un jeu. Quelque soit votre message, si vous présumez que l'acquisition du message est la motivation du joueur, alors vous passez à coté de ce qu'est le serious game. Un individu qui souhaite apprendre ou maîtriser un domaine particulier aura généralement plus tendance à chercher cette connaissance auprès d'un enseignant ou dans un livre ou site web que d'aller télécharger un jeu abordant la notion. Et dans un contexte de communication autre que l'enseignement c'est encore plus flagrant : non, un joueur ne va pas jouer à votre nouveau serious game parce qu'il a une envie folle de connaître votre catalogue produit et vos slogans. Le joueur joue pour jouer, la transmission à travers le jeu reste pour lui un effet secondaire, pas sa motivation.

Dans Les jeux et les hommes, Roger Caillois avait très bien défini ce qu'est un jeu du point de vue du joueur, en tant qu'activité (bien activité, pas objet, il faut distinguer le jeu de l'accessoire – matériel ou logiciel – qui le rend possible) satisfaisant 6 propriétés essentielles : la liberté (le joueur joue parce qu'il en a envie, pas parce qu'on le force), la séparation (le jeu n'a pas d'incidence sur le monde réel, ce qui laisse loisir au joueur d'explorer et de se tromper sans craindre les conséquences de son erreur), l'incertitude (le résultat du jeu n'est pas connu à l'avance), la non-productivité (le jeu se suffit à lui-même, le joueur joue uniquement pour le divertissement que cela lui procure, pas pour « gagner » quelque chose de réel), la régulation (le jeu fonctionne selon des règles convenues entre les joueurs ou que le joueur s'impose à lui-même) et la fiction (le jeu permet prend place dans un imaginaire fictif). Dans le cadre des serious games, il faut retenir l'importance de la liberté et de la non-productivité : le joueur ne jouera que parce qu'il en a envie (pas parce qu'un enseignant lui dit de joueur pour apprendre, pas parce qu'un parent imposera le jeu comme un cahier de vacances, pas parce qu'un supérieur lui ordonne de jouer pour se former à un nouveau produit) et ne jouera que dans le but de se divertir. Présumer d'une autre intention de la part du joueur, c'est se tromper d'outil. Ce n'est plus faire du serious game mais de l'EIAH. Ce n'est pas un drame en soi (le serious game est un outil, pas une finalité, et vous pouvez considérer qu'un autre outil convient mieux à votre objectif de transmission d'information) mais cela change le mode de fonctionnement à mettre en place et les résultats à espérer. Pour qu'un serious game fonctionne, il va falloir que le joueur joue le plus possible, et pour qu'il joue le plus possible, il va falloir lui donner ce qu'il attend en tant que joueur, pas apprenant.

Reste à identifier ce que va attendre le joueur, d'une part en termes d'univers graphique et sonore (la présentation est importante, elle parle à l'imaginaire du joueur) et d'autre part en termes de dynamiques de jeu mises en place. Ron Edwards, auteur de jeux indépendants et créateur de The Forge, avait catégorisé il y a quelques années les attentes des joueurs selon 3 catégories : ludiques, narratives, et de simulation (catégories reprises également par M.J. Young dans certains articles, ce qui me pousse parfois à mélanger les deux).
Les joueurs à attentes ludiques jouent avant tout pour le gameplay. Ils attendent des mécaniques bien rodées et pensées, simple à prendre en main mais offrant de la profondeur stratégique. Ces joueurs sont particulièrement attentifs aux aspects compétitifs du jeu, au scoring et à son équité. Ce sont typiquement des joueurs d'échecs, de Starcraft 2 ou de jeux de plate-forme estampillés Mario. C'est d'ailleurs la catégorie de joueurs principale que l'ont retrouve chez les superplayers.
Les joueurs à attentes narratives vont eux plus s'intéresser au dépaysement que procure le jeu et surtout à la capacité de celui-ci de leur raconter une histoire et de les émouvoir. Ces joueurs vont s'intéresser au scénario, à la profondeur des personnages, aux développements et aux choix offerts. Au-delà du plaisir ludique, ils envisagent avant tout le jeu comme un media leur permettant de vivre une histoire en bénéficiant d'une immersion particulière, soit en interprétant le protagoniste, soit en évoluant au plus proche de ce dernier. Ces joueurs vont le plus souvent s'intéresser à des jeux de rôle, comme The Witcher 2 ou Skyrim, ou des jeux à vocation narrative forte, comme Heavy Rain ou The Walking Dead.
Finalement, les joueurs férus de simulation cherchent eux des jeux aux mécaniques fines certes, mais plus dédiées à la mise en place d'une immersion « au plus proche du réel » que d'une expérience compétitive. Ces joueurs veulent avant tout une expérience « réaliste » (si tant est que la notion de réalisme puisse vraiment s'appliquer au domaine vidéoludique). Ces joueurs sont prêts à jouer à des jeux déséquilibrés et à supporter des phases de jeu parfois ennuyeuses si elles correspondent à la réalité de l'univers reproduit dans le jeu. Ce sont typiquement des joueurs de Flight Simulator.
La bonne nouvelle avec ces catégories, c'est qu'elles permettent de se faire une idée de ce que peuvent attendre des joueurs. La mauvaise nouvelle, c'est que tous les joueurs que vous ciblez ne vont pas avoir les mêmes attentes, et que l'on ne peut pas savoir par défaut si un de ces trois axes correspondra plus qu'un autre à votre cible. En la matière, il faut bien convenir d'une part que sérieux ou non, il n'existe aucun jeu « universel » qui plaise à tous les joueurs et d'autre part, il est tout à fait possible que votre public cible ne soit corrélé à aucun de ces 3 grands axes. Tout ce que l'on peut vous conseiller en la matière, c'est de mener une étude préalable pour essayer de cerner les attentes de vos joueurs, ou par défaut croiser les doigts. Et n'espérez même pas faire un jeu qui équilibre les 3 axes : ce Saint-Graal vidéoludique n'existe pas, et tout ce que vous obtiendrez en suivant cette voie c'est une vague soupe au mieux médiocre sur tous les aspects, et l'on sait depuis longtemps que dans l'océan de jeux déferlant chaque année, les joueurs n'ont pas de temps pour s'intéresser à ceux qui sont simplement médiocres, même si gratuits.

Une fois ces attentes identifiées, charge à vous de savoir comment les satisfaire. Il existe dans chacun des domaines des outils pour bien concevoir un jeu et le valider (par exemple pour un jeu mettant l'accent sur les mécaniques ludiques et la compétition, vous ne vous en sortirez pas sans faire un peu de théorie des jeux, ne serait-ce que pour vérifier l'absence de stratégies dominantes). En tant que chercheur en récit interactif (et joueur ayant un profil plutôt « narratif ») je m'intéresse plus particulièrement aux structures de récit que l'on peut mettre en place à l'intérieur de jeux vidéos, et j'ai un faible affirmé pour le Périple du Héros. Cette structure de récit initiatique, mise à jour par J. Campbell, a l'avantage de porter en son cœur les bases nécessaires pour appuyer une expérience éducative, tant elle est centrée sur l'idée de progression et d'apprentissage du héros au travers de sa quête.

Ensuite, l'étape suivante, c'est de délivrer efficacement votre message au joueur, et là encore ce n'est pas toujours gagné. Il faut en effet non seulement s'assurer que le message sera bien délivré par le jeu, mais surtout s'assurer que ce soit bien le bon message qui soit délivré, et qu'il soit assimilé. Et un serious game, ce n'est pas un jeu dans lequel on ajoute un message. Dans le contexte d'un serious game, le jeu tout entier EST le message, et celui-ci doit ressortir dans chaque aspect du jeu (ses graphismes, ses sons, mais aussi ses mécanismes). Sous-estimer l'impact du gameplay même du jeu dans la transmission du message, c'est risquer de travailler à contre-sens et ruiner ainsi tous ses efforts.
Imaginons par exemple que vous conceviez un serious game sur la gestion d'établissement d'enseignement, pour vanter auprès de futurs étudiants la façon dont toute l'équipe pédagogique est au service de leur réussite. Vous aurez beau seriner votre message sur tous les tons, s'il apparaît que la meilleure stratégie dans votre jeu pour créer un établissement prospère est de licencier l'essentiel des enseignants, ne pas faire faire le ménage dans les salles et laisser les étudiants payer des frais d'inscription exorbitants pour finalement ne leur donner que quelques cours de seconde zone, vous pouvez être sur que les joueurs finiront par s'en rendre compte et que votre message sera complètement ruiné (et potentiellement votre établissement aussi, qui s'attirera une mauvaise réputation du même coup). Donc pensez bien votre message, et veillez à ce que votre jeu le transmette bien et ne le ruine pas par des mécaniques mal pensées.
Pour ce qui est de son assimilation, il faudra là encore voir en fonction du public que vous ciblez à quel point vous montrer subtil ou non. Clairement si vous travaillez trop en subtilité, vous courez le risque qu'une grande partie du public ne voit même pas le message et donc passe à coté de votre objectif. A contrario, si votre message est trop évident, vos joueurs risquent de le voir venir de très loin et donc de se fermer. Sans avoir là non plus de recette miracle (ce serait trop facile sinon), il faut garder à l'esprit qu'en tant que territoire d'expérimentation libre du joueur (rappelez-vous de l'aspect « séparé » du jeu selon Caillois), ce dernier favorise fortement les approches constructivistes par rapport aux modes de transmission plus directes. Le joueur devrait bien mieux assimiler le message s'il le reconstruit lui-même mentalement en jouant que si vous le lui délivrez de façon directe.

En définitive, il y a 3 grandes notions à retenir pour la conception d'un serious game : vous devez donner au joueur ce qu'il veut, à savoir du loisir, pour obtenir son attention, vous devez veiller à bien lui transmettre le bon message sans vous contredire vous-même, et la subtilité dans la transmission ne fait jamais de mal.

Et de temps en temps, mener une évaluation sur l'efficacité réelle d'un jeu donné ne peut pas faire de mal. Parce que là encore c'est malheureux à dire, mais trop souvent des jeux sont mis en place sans avoir au final de réel évaluation sur l'imprégnation du message délivré auprès du public.

Je remercie au passage Nicolas Conil, de KTM Advance, qui a fait de son coté une présentation très intéressante sur la pédagogie dans le serious game, ainsi que Sylvie Allouche (Université de Bristol), Camille Barot et Kevin Carpentier (Université de Technologie de Compiègne tous deux) pour les discussions qui ont eu lieu suite à cette intervention. Et je remercie grandement Domitile Lourdeaux (de l'Université de Technologie de Compiègne aussi) pour son invitation à cette conférence.