Après avoir parlé pendant les précédents
billets de l'équilibre
difficile de la presse vidéoludique entre lectorat et éditeurs,
et de la position encore plus délicate de cette presse quand
elle appartient directement à un éditeur de jeux, voici cette
fois un billet sur un des aspects sociaux du fameux « Doritos
Gate » : les événements organisés pour la presse, par
les éditeurs.
Chapitre 3 : Party games
Dans le long rituel d'annonces, trailers et leaks
qui permettent de faire vivre médiatiquement un jeu dans les mois
qui précèdent sa sortie, un des aspects jusque là les moins connus
du grand public est celui des événements organisés pour la presse,
principalement des soirées et des voyages.
A l'origine ces événements ont deux buts avoués :
d'une part permettre de présenter des jeux en avant-première aux
journalistes qui souhaiteront en parler (utile quand on veut faire
une preview un peu de temps avant la sortie du jeu dans le commerce)
et d'autre part donner là encore aux journalistes concernés
l'occasion d'essayer un jeu dans des conditions « optimales »
(confort, détente, configuration de machine, etc.). Mais si ces
événements et présentations sont de très bonnes sources
d'informations exclusives (et l'exclusivité est un ressort clé dans
la concurrence entre rédactions) et parfois de rencontres et
d'interviews avec des développeurs, designers et concepteurs de jeu,
c'est aussi l'occasion d'établir une relation de convivialité et de
sympathie entre journalistes et chargés de relations presse, une
proximité qui peut avoir une influence parfois mal prise en compte
sur la façon de parler des jeux concernés.
Soyons honnêtes, on n'achète pas des journalistes
avec deux bières et trois petits fours (où alors c'est qu'ils sont
encore plus mal payés que ce que je pensais), mais on développe
grâce à ces événements une connotation agréable autour des jeux
concernés, et une sympathie qui même si elle est totalement
sincère, peut toujours s'avérer problématique lors de situations
de tensions (les situations de tensions entre presse et édition, il
peut y en avoir, et il est toujours plus compliqué de devoir se
fâcher avec un ami qu'avec un RP inconnu). D'ailleurs, comme le
mentionne Erwan Cario dans le podcast de Silence,
on joue ! consacré la semaine dernière à la question,
si les éditeurs dépensent autant sur ce genre d'événements, c'est
qu'ils estiment que cela vaut le coup en terme de retour sur
investissement.
Des jeunes qui sont dans l'ambiance
Quand on suit certains journalistes spécialisés en
jeux vidéo sur twitter, on a parfois l'impression que pour être
dans le coup, il faut être à certaines soirées. Les soirées de
lancement d'une part, qui ont généralement lieu dans une grande
enseigne de distribution, sont ouvertes à tous et permettent aux
joueurs les plus pressés d'acheter leur copie du dernier jeu à la
mode la nuit même de sa mise en vente, et d'autres part les soirées
plus confidentielles, réservées aux journalistes et aux blogueurs
les plus en vue.
Je ne vais pas revenir en détail sur le concept
marketing que sont les soirées de lancement où les éditeurs et
commerçants jouent au maximum sur l'attente créée autour d'un jeu
pour mettre en scène une dynamique d'achat précipité et utiliser
cette image comme argument de vente ensuite (si les gens font la
queue pour l'acheter le jour même, c'est bien que ce jeu doit être
le jeu de l'année, n'est-ce pas?). Je noterai surtout que comme
il a déjà été dit, toute la valse de critiques et de notes de la
presse vidéoludique ne représentent plus grand chose quand de toute
façon les joueurs vont acheter les jeux avant même que les premiers
tests soient publiés. Dans la couverture journalistique d'un jeu, la
critique n'est que la conclusion du dossier, ce qui compte
maintenant, c'est tout ce qui se dit avant la sortie officielle du
jeu.
Et justement pour cela il y a les soirées presse,
des soirées pendant lesquelles les journalistes se voient présenter
un jeu, parfois peuvent l'essayer (pas tout le temps, cela dépend
aussi du niveau de finition du jeu), le tout souvent dans un endroit
agréable, avec boissons et petits fours pour aider tout le monde à
se sentir l'esprit détendu. Avec un peu de chance il y a moyen
d'interviewer un game designer ou un des graphistes du jeu, ce qui
assure un reportage qui intéressera le lecteur et puis c'est
toujours l'occasion de revoir quelques confrères et d'échanger
informations off et bons plans.
Pourquoi en parler ? En quoi cela peut-il être
un soucis ? On peut se le demander. Des journalistes qui vont
rencontrer des créateurs et reviewer des jeux en avant première,
c'est leur métier non ? Le soucis c'est souvent le cadre. L'air
de rien l'alcool et la bonne ambiance qui accompagnent ce genre
d'événements sont quand même de nature à améliorer sensiblement
l'impression, si ce n'est le sentiment, qu'un journaliste va
ressentir autour d'un jeu. Quand on doit animer une communauté, on
sait que tout le monde est beaucoup plus réceptif et conciliant
quand il a le ventre plein et un verre à la main. De même, le
contexte festif facilite le développement de relations de sympathie
(et avec le temps d'amitié) entre journalistes et représentants des
maisons d'édition. Finalement c'est un petit milieu, et on trouve
souvent des deux cotés des passionnés qui ont souvent de bonnes
raisons de s'entendre. Mais ces sympathies ne facilitent pas toujours
les choses, quand par hasard un jeu s'avère moins bon que prévu ou
quand une fois dégrisé, le journaliste se rend compte que
finalement il n'a pas vu grand chose du jeu et serait bien en peine
pour en parler autrement qu'en reprenant à son compte le communiqué
de presse qui lui a été lu pendant la soirée.
Cela fait donc de ces soirées un outil dangereux à
manier pour beaucoup de journalistes, au point même que certaines
rédactions édictent en règle que le journaliste se rendant à une
soirée de ce genre ne doit pas faire la critique finale du jeu
concerné, histoire d'assurer une pluralité de points de vue et
conserver au niveau de la rédaction l'objectivité qui pourrait se
perdre au niveau individuel. Mais ces soirées sont souvent un mal
nécessaire, et finalement restent peu de chose à coté des press
tour, qui pour le coup sont de véritables machines à vendre du rêve
à la presse.
Vers l'infini et au-delà
A l'origine des « voyages de presse »,
on peut souvent trouver des arguments potentiellement défendables :
un éditeur qui ne veut pas que des copies de son jeu circulent en
avance sur la commercialisation (par crainte entre autre du
piratage), qui commercialisant son jeu sur plusieurs plate-forme (ou
sur PC) veut s'assurer que les journalistes puissent tester le jeu
sur des configurations de machines aptes à fournir une expérience
de jeu à la hauteur ou plus simplement qui préfère que les
journalistes essaient le jeu dans le calme et le confort d'un cadre
prévu à cet effet plutôt que dans une salle de rédaction bruyante
et contexte à des interruptions diverses (téléphone, collègues,
etc.) ou contexte plus compliqué entre autre (pour les pigistes
n'ayant pas de bureau et travaillant chez eux, avec autour du jeu
tout un contexte familial à gérer, cela existe après tout).
Ceci dit en quelques années, les éditeurs sont passés de « inviter les journalistes 48h dans un hôtel pour qu'ils testent le jeu en toute quiétude » (ce dont Arrêt sur images parle ici [abonnement payant]) à « organiser un voyage au bout du monde avec visites et activités et éventuellement l'occasion de mettre les mains 30 minutes sur le jeu histoire de ». Clément Apap parlait justement la semaine dernière dans Silence on joue ! d'un voyage de 5 jours organisé autour d'un jeu et où il avait refusé d'envoyer sa rédaction, et dans un autre registre, on peut trouver sur jeuxactu.com ainsi que sur Nolife Online [abonnement payant] des images du press tour organisé par Square-Enix autour de Sleeping Dogs (oui, ils ont emmené les journalistes dans un strip club ou assimilé, tout le monde voit le rapport avec la couverture d'un jeu, n'est-ce pas?).
Évidemment les journalistes qui participent à ces voyages le font avec les mêmes raisons que pour les soirées presse : découvrir un jeu en avant-première pour se faire une idée dessus et interviewer quelques personnes intéressantes. Mais encore plus que pour les soirées presse on peut se demander à quel point les bonnes impressions créées par ces voyages ne sont pas de nature à biaiser l'impression que les journalistes auront sur les jeux.
Je suis meneur de jeu depuis une quinzaine d'années,
et je sais que quand je veux vraiment réussir une partie de jeu de
rôle, rien de tel que de travailler un peu l'ambiance autour de ma
partie. Une musique appropriée en fond sonore, un peu de décoration,
un repas dans le thème, rien de tel pour renforcer l'immersion des
joueurs, et passer du statut de « bonne partie » à
« partie mémorable ». Si mes joueurs se prennent au jeu
et passent un bon moment, ils auront de toute façon tendance à
fermer les yeux sur les quelques défauts techniques de la partie et
à n'en garder que le positif.
Un press tour, c'est un peu la même idée à une
autre échelle : quand un journaliste vient de passer 3 jours à
explorer Hong Kong et à jouer au gangster dans une suite
d’événements organisés autour du thème d'un jeu et que
finalement il lance le jeu dans un cadre étudié pour, avec un petit
quelque chose à grignoter et des gens autour présents pour veiller
à ce que tout se passe bien, son expérience est forcément
différente par rapport à ce qu'il vivrait s'il lançait le jeu chez
lui, avec des factures qui traînent sur la table, des voisins qui
font du bruit et un colocataire/parent/enfant/conjoint qui
l'interrompt pour telle ou telle raison. Le graal vidéoludique,
l'aboutissement de ce que doit être un bon jeu, c'est cet état
d'immersion désigné par les anglo-saxons par suspension of
disbelief (oui désolé je le
laisse en Anglais, les tentatives de traduction française de
l'expression sont vraiment trop pataudes), le moment où le jeu vous
extrait de votre quotidien et où vous jouez, absorbé par le jeu.
Dans un press tour, tout un contexte est créé autour du jeu pour
faciliter cette immersion, comment un journaliste peut-il alors juger
de la vraie capacité du jeu à l'emporter, alors que la moitié du
boulot est déjà faite avant qu'il ne prenne la manette ?
Comme sur les sujets précédents, il est évident que le contexte d'un press tour ne va pas faire qu'un journaliste va se mettre d'un coup à encenser un jeu indubitablement mauvais. Là encore, l'influence se fait à la marge, entre un 16 et un 17 sur 20 (pour ceux qui aiment tant les notes), mais elle ne peut pas être complètement niée, et plus on observe les dépenses faites par les éditeurs pour vendre leurs jeux à la presse, plus on est en droit de s'inquiéter du biais que cela peut impliquer dans la couverture journalistique des jeux.
Et juste pour vous faire
une idée, rien que l'aller-retour à Hong Kong coûte facilement un
millier d'euros. Une pige pour feu Mer7 se négociait aux alentours
de 50€. Je n'irai pas accuser les journalistes d'être vendus aux
éditeurs (je n'ai rien me permettant de l'affirmer, et ceux que je connais me semblent quand même faire des efforts pour garder la tête froide), mais la tentation doit quand même parfois être grande.
A suivre...