vendredi 26 octobre 2012

You're not supposed to be here

Dans le civil, je suis non seulement joueur de jeu vidéo, mais aussi (surtout ?) de jeu de rôle depuis maintenant plus d'une quinzaine d'années. Avec une telle prédilection pour le lancer de dés, le café froid et l'odeur du papier fraîchement gommé, je ne surprendrai personne en racontant ici que l'une des catégories de jeu vidéo à laquelle j'accorde le plus de temps et d'attention est le jeu de rôle vidéoludique, que les amateurs identifient le plus souvent par le sigle de RPG.

Donc pour commencer, autant lever une confusion : RPG est l'abréviation de Role-Playing Game, qui n'est rien d'autre que l'équivalent anglais du terme Jeu De Rôle (qui donne comme abréviation JDR). Si l'on s'en tient au sens pur, RPG et JDR désignent donc normalement la même chose, les jeux de rôle dits « papiers » dont Donjons et Dragons fut le premier ambassadeur en notre monde. Cependant, pour des questions d'usage, le public français en est venu de plus en plus à employer le terme anglais (RPG) pour parler des jeux vidéo « de rôle » et réserver le terme français (JDR) aux seuls jeu de rôle « papiers » ou « sur table » (et encore je ne parlerai pas des jeux grandeur nature et semi-réels). Cette déformation (qui en soit n'a pas vraiment de sens) conduit parfois du coup à des quiproquos savoureux, comme le souvenir de cette aspirante créatrice de jeu (parce qu'il y a des joueuses de jeu de rôle, ce n'est pas une exclusivité masculine) qui était arrivée un jour pour nous présenter son projet merveilleux et révolutionnaire : un jeu « à mi-chemin entre JDR et RPG ».

Bref, avec l'essor de l'informatique et du jeu vidéo, il n'a pas fallu attendre longtemps avant que des individus biclassés informaticien/rôliste ne commencent à entreprendre des adaptations de leurs jeux de rôle favoris en jeu vidéo. Toute la puissance de calcul de l'informatique contemporaine mise au service de la résolution de jets sur des tables aléatoires et le délicieux avantage de pouvoir jouer seul devant son écran quand le reste des joueurs n'est pas disponible. Ce sont ces premiers portages qui ont donné naissance au genre « RPG » sur ordinateurs et consoles et qui, nous allons le voir, ont créé un savoureux paradoxe qui perdure encore de nos jours.

Parce qu'en fin de compte, si l'on y réfléchit, les RPG vidéoludiques n'ont aucune raison d'exister...

(là c'est généralement le moment où la moitié de l'assistance se lève et quitte la salle en maugréant « non mais il raconte n'importe quoi ce gus, on a perdu notre temps en venant », je vais donc poursuivre pour ceux qui restent)

Je ne dis pas que ce genre est mauvais, loin de là, ni qu'il n'est pas divertissant. J'ai passé énormément de temps ces derniers mois sur The Witcher 2, Deus Ex : Human Revolution ou encore Skyrim. Mais le fait est que le RPG vidéoludique tel qu'il existe actuellement est une forme d'anachronisme, une implantation étrange de mécaniques dont en réalité le jeu vidéo pourrait se passer, et que finalement parfois les JDR papiers sont plus proches de certains FPS ou jeux d'aventure que de ce que les joueurs de jeu vidéo appellent RPG.

L'objectif d'un jeu de rôle « papier » est d'immerger les joueurs dans une histoire dont ils interprètent les principaux personnages, usant pour cela de mécanismes liés à la nécessité du support. Que les joueurs interprètent de preux aventuriers médiévaux, des vampires contemporains, des commandos d'une unité spéciale ou des stars d'un quelconque sport, il n'existe malheureusement pas des milliers de méthodes de résolution d'action quand on regroupe 6 personnes autour d'une table. Le mode de fonctionnement du jeu de rôle oblige ainsi au maintien plus ou moins adroit de certains mécanismes de résolution. Des statistiques chiffrées servent généralement à décrire précisément ce dont chaque personnage est capable, des dés apportent du hasard, et la progression d'un personnage face aux épreuves ne pouvant être représentée par l'amélioration des compétences d'interprétation de son joueur, on emploie expérience et niveaux (ou dépenses de points, etc.) pour donner corps à cette progression. Tous ces mécanismes là ne servent cependant pas à définir cette activité, ils ne sont que des éléments de mise en œuvre. D'ailleurs certains jeux se sont débarrassés des dés avec élégance (comme Ambre, Abyme ou Nobilis) tandis que d'autres (comme Nephilim, dans sa 3° édition) on escamoté statistiques chiffrées et expérience.

Le jeu vidéo permet quand à lui de reproduire cette immersion en offrant des moyens d’interaction différents (la parole étant remplacée par les entrées d'un clavier, d'une manette ou autre système de capture), en se déchargeant de tout l'aspect numérique un peu encombrant sur la puissance de calcul de la machine, et en y apportant une plus-value extraordinaire pour l'immersion : l'action en temps-réel (ceux qui ont déjà passé 3 heures à résoudre une vingtaine de secondes de combat dans un jeu de rôle papier comprennent de quoi je parle). Plutôt que de simplement déclarer votre intention de tirer sur cet ennemi et de laisser les dés résoudre cela pour vous, vous pouvez directement diriger le pointeur de votre souris vers lui. Plutôt que de lancer les dés pour savoir si vous avez réussi à dribbler le joueur adverse, c'est directement votre coordination manette en main qui jouera. Pourquoi s'embêter à interrompre l'action à chaque instant pour vous demander ce que vous voulez entreprendre quand tout peut se dérouler en temps-réel ? Pourquoi chercher à simuler la progression des capacités de votre avatar quand votre avancée peut être liée à la progression de vos propres skills de joueur ? Le jeu de rôle est une activité permettant de vivre des aventures extraordinaires sans sortir de son salon, et le jeu vidéo propose exactement cela, le fait de refaire du « jeu de rôle » en jeu vidéo a donc quelque chose de redondant au final, et donc peut-être superflu.

Du coup, les joueurs se divisent en deux blocs concernant ce que sont censés être ces fameux RPG vidéoludiques : d'un coté on trouve des joueurs (et visiblement une large majorité des journalistes du milieu) qui identifient comme RPG des jeux réintégrant les fameux mécanismes de simulation dont nous parlions auparavant, d'un autre coté certains joueurs (peut-être davantage des rôlistes GN/papier justement) identifient le RPG comme un genre de jeu mêlant exploration, interaction sociale et action. Au milieu de tout cela, les éditeurs nous abreuvent d'une vaste panoplie de RPG (classiques au tour par tour, action en temps-réel ou tactiques avec damiers à l'appui) qui ont généralement le bon goût de contenter les tenants des deux définitions (quoi que quand un jeu se résume à traverser des couloirs, mener des combats au tour par tour et regarder des cinématiques, peut-on encore parler de RPG ?). Personnellement vous avez déjà compris que je fais partie de la deuxième école, celle qui s'intéresse à ce que propose le jeu plus qu'à ses mécanismes. Mais il faut bien admettre que dans le discours courant, la première école semble plus répandue (d'autant que plus médiatiquement appuyée).

Cela conduit toutefois à des déclarations parfois incongrues, comme par exemple que certains jeux vidéo ont « un aspect RPG » parce qu'ils intègrent dans leur gameplay l'idée de gagner de l'expérience et des niveaux façon D&D (et donc Diablo 3 a un aspect plate-forme puisqu'on y collecte des pièces d'or comme dans Super Mario Bros ?). Personnellement je reste toujours sceptique devant ce genre d'affirmations, qui tendent à mélanger l'objectif et le moyen, mais il semblerait que ce soit en train de devenir un des canons vidéoludiques de notre époque.

mercredi 3 octobre 2012

Nuclear Launch Detected

Après avoir hésité longuement sur les orientations de mon blog personnel et ma capacité à le tenir actualisé assez régulièrement, j'ai décidé de provoquer une scission avec moi-même et de lancer un second blog en parallèle. Pas simplement par soucis de dissension et schizophrénie personnelle, mais pour lancer une série de billets à part sur un sujet qui me tient à cœur : le jeu vidéo. Alors que mon blog d'origine restera centré sur les thématiques de l'université et de « ma vie de prof qui se cherche », celui-ci sera concentré entièrement sur la question vidéoludique, et traitera d'analyses et d'opinions personnelles (mais étayées) sur l'évolution du jeu vidéo et son actualité. Et quoi de mieux pour lancer un blog que de justement parler de lancement, et en l’occurrence du lancement d'une nouvelle console sur le marché.

Oui, Nintendo a présenté il y a deux semaines les caractéristiques de sa nouvelle WiiU, ainsi que son line-up de lancement et la liste des jeux prévus à 6 mois environ. Les réactions ont été diverses et variées, de l'engouement immédiat à la haine pure, en passant par le scepticisme poli. Le point ayant fait couler le plus de larmes et de pixels étant certainement l'annonce de la sortie de Bayonetta 2 en exclusivité Nintendo sur WiiU, comme si l'image résolument « familiale » de Nintendo devait à jamais dégrader l'image de cette licence orienté « jeunes adultes ».

Je ne vais pas ici encenser ou descendre Nintendo, cela n'est pas le but. Concernant la WiiU je reste circonspect, et j'attends que la console soit implantée sur le marché pour voir si l'offre de jeu suit et si les différents studios volontaires arrivent à en utiliser le nouveau périphérique (le fameux gamepad à écran tactile) pour en tirer des idées de gameplay originales et bien pensées. L'une des grandes difficultés de Nintendo ces dernières années, outre son image « jeu familial » qui en détourne les joueurs se voulant « purs et durs » (notion toute relative) est bien son manque d'attractivité du coté des éditeurs tiers, refroidis par le manque de sécurité anti-piratage et la complexité d'adaptation à ces toujours nouveaux périphériques de jeu (d'ailleurs Sony et Microsoft ont connu exactement le même genre d’écueils avec le PS Move et Kinect). Pour moi l'intérêt principal de cette séries d'annonces récente est surtout de pouvoir revenir sur le jeu d'équilibriste que constitue le lancement d'une nouvelle console.

En effet ce genre de lancement demande d'atteindre un point de convergence entre 3 catégories d'individus : l'équipementier (qui produit la console), les studios et éditeurs (qui vont développer et publier des jeux sur la console) et les joueurs (qui vont acheter console et jeux).
L'équipementier a à cœur de vendre sa console au plus large public possible, tout d'abord parce qu'il va faire un profit sur la vente de la console qui lui permettra d'amortir ses coûts de R&D (ou dans le cas de Sony imposer dans les foyers une nouvelle norme de disque numérique) et ouvrira un marché pour vendre des jeux (avec souvent perception d'un droit de l'équipementier) et des accessoires additionnels (bénéficiant souvent d'une plus grande marge que la console elle-même, question de stratégie de vente). Il a donc intérêt à gonfler rapidement son offre de jeux et à attirer les joueurs au plus vite.
Les studios et éditeurs vont eux vouloir bénéficier pour leurs jeux du meilleur marché possible (en quantité de joueurs) et vont donc surveiller de près les chiffres de vente pour s'assurer qu'ils publient sur des équipements leur permettant potentiellement d'atteindre leur seuil de rentabilité (s'il faut écouler 500 000 copies d'un jeu pour rentabiliser son développement et que vous développez sur une console écoulée à seulement 400 000 exemplaires, autant abandonner tout de suite). Se lancer ainsi sur une console avant même son lancement (donc sans avoir le recul de son accueil par le public) est donc pour eux une entreprise hasardeuse.
Finalement le joueur/consommateur va vouloir avant d'investir dans un équipement à quelques centaines d'euros s'assurer qu'il trouvera des jeux intéressants dessus. Pour cela il va scruter attentivement le line-up et les annonces des éditeurs avant le lancement de la console, et regarder quelles sorties viennent dans les premiers mois.

Et là c'est comme un soufflé : si le lancement est bien mené ça prend et ça gonfle : quelques éditeurs, séduits par le support, jouent le jeu et prennent un peu de risque, cela génère un line-up attractif qui fait venir les joueurs. Les premiers chiffres de vente de la console rassurent les éditeurs qui aboutissent leurs projets et attirent des éditeurs supplémentaire, les sorties et annonces des premiers mois font venir une deuxième vague de joueurs qui renforce le marché, et démarre un cercle vertueux qui va tenir jusqu'à ce que la console soit dépassée par des concurrents plus performants ou attractifs.
Par contre si le lancement ne prend pas on tombe dans la tendance inverse : les éditeurs n'osent pas prendre le risque financier de se lancer sur une console qui ne leur inspire pas confiance, le public a l'impression du coup qu'il va gâcher son argent sur un support qui ne verra pas assez de jeux publiés, du coup la console ne s'écoule pas, ce qui renforce éditeurs puis joueurs dans leur stratégie de méfiance, cercle vicieux conduisant à l'abandon de la console en question.

Il est donc intéressant de constater que d'un point de vue de stratégie des jeux, si tous les acteurs se comportaient de façon purement rationnelle aucune console ne pourrait marcher : aucun éditeur n'a intérêt à développer et publier un jeu sur un support tant qu'il n'a pas assez de clients potentiels, et aucun joueur n'a intérêt à acheter une console tant qu'il n'a pas au moins 5 ou 6 jeux à acheter en vue. Ainsi chaque acteur devrait normalement attendre que l'autre prenne le risque à sa place et toutes les consoles devraient donc échouer. C'est là qu'entre le vrai savoir faire de l'équipementier : créer par sa technologie et ses annonces un climat de confiance qui donne confiance à la fois aux joueurs et aux éditeurs.
Bien entendu il existe pour cela des méthodes qui facilitent la vie. Tout d'abord proposer un produit technique qui « donne envie » aux éditeurs comme aux joueurs. C'est par exemple la promesse de la Wii à son époque, une console ouvrant d'une part sur des gameplays originaux et accessibles (pour plaire aux joueurs) et d'autre part sur un marché plus large que le public console habituel (pour plaire aux éditeurs). En contrepoint de Nintendo, Sony et Microsoft ont eux joué beaucoup plus sur le potentiel purement techniques de leurs machines next-gen (et surtout sur la HD) pour attirer les publics cibles.
Ensuite une bonne idée pour l'équipementier est de se faire lui-même éditeur de jeu : en créant ses propres licences à succès ou en s'attachant des studios en exclusivité, l'équipementier peut alors assurer son propre line-up qui attirera les premières vagues de joueurs, le temps d'assurer la confiance des éditeurs tiers.
Finalement la chose la plus importante sur laquelle puisse bâtir un équipementier est son image de marque. Sony, Microsoft et Nintendo ont tous les trois des réputations à même de rassurer les éditeurs et des aficionados qui achèteront leurs consoles sans sourciller ni se poser de question. Une telle image prend beaucoup de temps à se mettre en place et peut parfois prendre un tour inattendu. Par exemple Nintendo, à vouloir s'ouvrir au marché des seniors tout en attirant un public jeune, s'est créé une image d'équipementier familial tourné vers le jeu « casual » et a beaucoup de mal à combattre cela, même en annonçant Bayonetta 2 et ZombiU. Le positionnement d'un équipementier sur son marché est donc primordial pour savoir qui va acheter ses consoles, et donc les jeux susceptibles de sortir dessus.